C'est un enfant qui vit dans un immeuble, très près du ciel. Ce genre d'immeubles pour les pauvres : un ciel délabré, des masses grises. La ville, c'est Grenoble. Du point de vue des immeubles, ce pourrait être n'importe où. L'enfant a six ans, des yeux gris cendre. Avec lui vous allez au jardin de ville. C'est un domaine sans imaginaire avec une terre brune, ocre. Le ciel se détache autour des passants, comme sur le fond des toiles de maîtres. Un ciel large, on le prend par poignées. Vous jouez avec l'enfant. Vous jouez sans réserve, comme il faut. Vous aimez la compagnie des enfants. Pourquoi vous l'aimez, vous ne savez pas trop. Il y a plusieurs durées dans votre vie. Il y a plusieurs eaux mélangées dans le temps. L'enfance fait comme un courant profond dans la rivière du jour. Vous y revenez souvent, comme on revient chez soi après beaucoup d'absence. Il y a des enfants, vous ne pourriez rien en dire. Ils grandissent dans les familles modèles. Ils grandissent dans le savoir que l'on a d'eux, ils ne surprennent jamais. Ils sont comme en attente, empêchés. Vous les voyez comme un nuage au loin, comme un orage qui mettrait des années avant de se déclarer. Et puis il y a cette petite bande, ces enfants qui envahissent vos fins de semaine. Ils viennent de trois, quatre maisons. Ils vous appellent. Ils vous appelleraient tous les jours s'ils pouvaient. Alors qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui. C'est simple. On va ici, et puis là. On se promène dans la forêt. On se perd dans les rues. On traîne dans un parc. On donne de l'herbe aux animaux et de la lumière aux anges. Un jour on se noie dans un étang. Un autre jour on se penche sur un feu. On chahute les flammes comme un chat. Puis on repart ailleurs. On ne reste jamais au même endroit. On occupe le tout de la vie, de l'espace et du temps. On est comme partout à la fois, en proie à tout ce qui est. Par l'enfance vous retrouvez le jeu. Par le jeu vous réveillez l'éternel dans le berceau de l'air. Le temps est comme une plume-dans la paume des enfants : légère et blanche, recroquevillée sur elle-même. Les enfants soufflent dans le creux de leurs mains, et vous regardez avec eux s'envoler le duvet de lumière - d'heure en heure, de page en page. Dans le service des enfants, tout aussi sûrement que dans la solitude, vous retrouvez la présence innombrable, l'émerveillement. L'émerveillement n'est pas l'oubli de la mort, mais la capacité de la contempler comme tout le reste, comme l'amer et le sombre : dans la brûlure d'une première fois, dans la fraîcheur d'une connaissance sans précédent. L'enfance est sans règles, sans loi. On y invente tout de soi, à chaque fois. On y est comme Dieu dans sa première connaissance de soi privé du monde, privé des blés et de la chair douce, privé de tout. Dans ce qui est on voit ce qui manque. Dans le rire on rejoint ce qui manque. L'enfant aux yeux gris cendre s'éloigne de vous. Il va dans le coin réservé aux jeux : quatre ensembles métalliques de couleur forte, derrière une grille. Il passe d'une construction à l'autre. Il s'applique. De temps en temps il s'arrête, et tout s'arrête avec lui : le temps, les astres et la poussière suspendue dans l'air. Puis il repart dans une autre direction. Les bras tendus en arrière, il court après les pigeons. Une approche silencieuse, puis la précipitation vers l'oiseau qui s'envole et se pose un peu plus loin. Un nouvel arrêt de tout, soudain. Les yeux qui perdent leur teinte et le monde qui se vide de son poids. Il repart à nouveau, invente d'autres jeux. Des jeux par dizaines sur la terre déserte. Et toujours cette interruption momentanée de tout. Il est comme quelqu'un qui ouvrirait toutes les portes et se figerait sur le seuil, les yeux vides. Une pensée se déplace avec lui. C'est une pensée informulable. Quand elle se rapproche trop, elle le paralyse. Vous regardez son visage dans ces instants. Le passage des saisons, les approches de la mort et cette atteinte plus profonde encore d'une rêverie : tout se donne à voir, sur le ciel d'un visage. Vous regardez les yeux gris cendre, ce qu'ils disent : l'imminence d'une disparition de soi - comme du monde. L'absence est une grâce naturelle chez l'enfant. Elle est dans sa nature profonde, comme la lumière dans la substance de Dieu. Il y a des milliers de ciels dans le ciel. Il y a des milliers de jours dans le jour. Il y a trop à voir pour ne pas se perdre. L'enfant court tous les chemins. Il emprunte toutes les rivières. L'errance de son regard est infinie. Sa distraction est sans remède. Elle peut rendre mauvais ceux qui l'approchent. Elle peut les mener jusqu'à l'extrême violence. A quoi tu penses. Tu ne peux vraiment pas faire attention. Je te l'ai dit mille fois. On parle beaucoup à l'enfant. On le presse de grandir, on le pousse dans la grisaille de l'âge. Dans la parole qui l'entoure, il reconnaît très bien le désir que l'on a de sa mort, ce rêve à peine obscur d'un abandon. La parole vide est sans effet sur lui. Elle glisse sur ses songes. Elle tombe à terre, plus fragile que ses jouets. D'ailleurs il n'écoute pas. D'ailleurs il n'est pas là. Il est partout où le portent ses yeux. Très tôt dans la vie c'est trop tard. Très tôt dans la vie c'est la fin. Toute vie est vouée à sa perte, et cela dès l'origine, dès son aurore. L'enfant anticipe sa propre disparition dans ce qu'il voit. Il ne contrarie pas ce principe de dissolution qui gouverne ses heures. Il l'accélère. Il passe avec ce qui passe. Il se mélange à toutes choses. Il s'égare dans ce qu'il voit. L'absence de l'enfant n'est peut-être que le nom le plus pur de sa présence : éparpillé dans son cœur, il touche aux étoiles comme aux insectes, aux feuilles des arbres comme au visage des mourants. L'enfant aux yeux gris cendre revient vers vous. Essoufflé par ses jeux, il s'assoit à vos côtés. Il vous parle de son école. Comme d'un travail, il en parle. Il a raison, puisque le travail c'est d'être où l'on n'a pas choisi d'être, où l'on est contraint de demeurer - loin de soi et de tout. La parole enfantine est intarissable. Elle ne s'éteint jamais dans une idée. Elle va au bout du monde, enivrée d'air et de songe. C'est une parole vivace, futile. Elle est promise à l'oubli dans l'instant même où elle s'énonce - semblable à l'air que l'on boit, au ciel que l'on mange. Légère, si légère. Vous demandez à l'enfant ce qu'il veut faire plus tard. C'est une question sans lumière, puisqu'elle suppose la fin de l'enfance en lui, son entrée dans l'âge et la fatigue. La fin de l'enfance est sans histoire. C'est une mort inaperçue de celui qu'elle atteint. C'est la plus grande énigme dans la vie, comme l'épuisement d'une étoile dont l'éclat ne cesse plus de ravir toutes vos heures, jusqu'à la dernière. Il vous répond très vite : moi, j'arrêterai les gens. Vous entendez cette réponse comme elle est dite, délivrée de toute anecdote. Vous l'entendez au présent. Le futur n'existe pas dans l'enfance. Il n’existe pas plus dans l’enfance que dans le sommeil ou l'amour. Il n'y a ni futur ni passé dans ^la vie. Il n'y a que du présent, qu'une hémorragie éternelle de présent. L'attente de Dieu, c'est déjà Dieu tout entier. La pensée infidèle, c'est déjà la fin de l'amour. De même la parole de l'enfant : les gens, il les arrête déjà, comme il fait avec vous, par cette façon d'interrompre en lui le cours du temps, la roue du monde. Vous sortez du jardin de ville. Vous allez dans les rues avec lui, goûter la fleur de l'air. Voilà : vous êtes arrivés devant les immeubles. Vous le laissez là. Pendant des années vous ne le voyez plus. Parfois vous pensez à lui. C'est une pensée sans phrase. Elle vous vient souvent, pour des gens de toutes sortes. Comme une envie de leur écrire, de les toucher par un mot dans leur solitude intouchable. Bien sûr, vous ne le faites jamais. C'est une erreur, mais vous ne le faites jamais et vous laissez s'éloigner dans les masses grises celui à qui tout échappe - sa parole, son enfance et ses yeux.